« L’ARCHITECTURE DOIT S’INFILTRER COMME UN SOURIRE DANS LA VILLE, FAISANT ÉCHO AUX RIRES DES ENFANTS QUI JOUENT DANS LA COUR, S’HARMONISANT SUR LES SOUPIRS AMOUREUX DES COUPLES, ACCOMPAGNANT LA VIEILLESSE AVEC DOUCEUR, PARTAGEANT UNE INFINITUDE DE CHOSES GRANDES ET BELLES AVEC LES GENS. »

>Interview par Eve Campestrin
in The Socialite Family, mars 2018.

Clément, quelle est ton histoire?

Né à Pau au début des années 80, je suis d’origine française et italienne, et ai passé une partie de mon enfance en Norvège, à Stavanger. Petit, je dessinais énormément, en particulier des objets mobiles sous la forme de voitures ou d’avions aux proportions élancées, contemporaines et lisses. J’ai crée elua® en 1991, car il me fallait nommer les créations que je dessinais. C’est un nom inventé qui se voulait doux, tant dans son écriture que dans sa prononciation. Et le A de elua® était la première lettre du prénom de mon amoureuse. C’est aussi celle du prénom de mon épouse Audrey, la boucle est bouclée ! Après avoir été tenté par l’aéronautique, j’ai choisi les études d’architecture, en me rappelant avoir décidé au collège de ne jamais être architecte suite à un stage malencontreux ! elua® m’a ainsi accompagné durant toutes mes études et est devenu le nom du studio que j’ai créé après mon diplôme d’architecte voilà plus de dix ans.

Qu’est ce qui te plaît particulièrement dans le métier d’architecte?

L’acte créatif, et la possibilité de construire une idée, dans le sens premier du terme. Il y a peu de métier que je connaisse où chaque décision, chaque hésitation a un impact direct sur un résultat que l’on peut voir et toucher pendant longtemps. C’est formidable, mais cela implique énormément de responsabilités. « Great power needs great responsibility… » En tant qu’architecte, je sois faire les choses le mieux possible, car j’ai un devoir moral envers les habitants d’une ville et ce pour toute la durée de vie d’une construction. Ce pouvoir créatif est immense, et je pense qu’il est nécessaire de l’utiliser le mieux possible pour contribuer à rendre le monde un peu plus beau ou tout du moins un peu moins moche.

Sur quel type de projets travailles-tu? Comment abordes tu chaque nouveau projet?

Avec Jonathan mon collaborateur, nous travaillons sur des projets très variés, de la scénographie à l’habitat collectif, du design à l’atelier de peinture, en passant par des écoles, des maisons ou la réhabilitations d’appartements. Nous ne cherchons pas à nous spécialiser, car le studio elua® se veut protéiforme, touche à tout pour mieux s’enrichir de cette diversité. Les projets rebondissent les uns avec les autres pour aller ailleurs, vers plus de créativité. Chaque projet est, bien sûr, unique. Nous travaillons sur peu de projets à la fois pour maintenir une vision complète de chacun. Un projet peut facilement devenir autre chose à travers tous les filtres techniques, normatifs, budgétaires et administratifs par lesquels il doit passer. Il faut rester vigilant pour maintenir les axes forts d’une architecture jusqu’à ses premiers utilisateurs. Pour mes projets, je m’évertue à n’avoir aucun style. Car le style en architecture, c’est la mort de la créativité. Le projet est avant tout mental. C’est une histoire à raconter, et à partir de là, je mets tout mon imaginaire au travail. Chaque création est à chaque fois un nouveau départ, une nouvelle histoire à raconter. J’ai souvent l’impression de repartir à zero, un peu comme l’auteur qui se retrouve face à sa page blanche. Puis lorsque j’aime suffisamment mon histoire, je la partage avec le maître d’ouvrage puis nous lançons ensuite les études.

Tu as écrit un «manifeste pour une architecture cinématographique», peux tu nous en dire plus sur ton approche et ta démarche?

Le cinéma est inspirant, non pas dans son processus technique par ailleurs passionnant, mais dans sa capacité à créer un espace vivant, qui se construit sans fin autour de ses personnages, comme l’empreinte émotive de ses habitants imaginaires. Mon travail de fin d’étude reposait sur l’élaboration d’une maison projetée à travers l’utilisation de différentes séquences de film. La Collectionneuse, Le Mépris, Lost Highway, L’Anglaise et le Duc, Novo ou 2046 devenaient autant de pièces d’une maison imaginaire, cinématographique et vivante. Le cinéma est mon architecte préféré. J’aime répéter cette phrase car le cinéma a façonné la ligne de conduite du studio. Une ligne personnelle et exigeante qui s’inspire de choses très disparates. Cela peut être une lumière stroboscopique sur le visage de Elle Fanning dans The Neon Demon, la mise en scène d’un cauchemar dans un film de Lynch, le reflet des phares de voitures dans une ville sous la pluie, le dessin d’une couture sur un vêtement, le graphisme d’un logo ou la musique de Rone ! Je n’ai pas de règle particulière si ce n’est d’éviter les pures références architecturales.

« Mademoiselle » est l’endroit où nous sommes. Raconte nous ce projet et comment tu l’as pensé?

Avant de devenir Mademoiselle en 2014, la maison était fatiguée, abîmée, presque morte. Il y avait d’ailleurs dans le garage une bombe encore pleine datant de la première guerre mondiale ! Mon épouse et moi souhaitions trouver un espace qui puisse articuler le studio elua® et notre espace de vie tout en restant dans le centre de Bordeaux. Le projet a consisté à souffler dans une ruine pour lui apporter la vie à nouveau. Souffler les cloisons, ouvrir les murs, apporter la lumière pour transformer une vielle dame en une jeune fille fringante. Mademoiselle a ainsi pris forme. Le garage, orienté sur la rue, est devenu le studio. Le reste est notre maison, distribuée par une première séquence très noire, le couloir d’entrée, seule pièce conservée de l’existant. L’ancienne cour extérieure est devenue une cuisine au plafond de verre, le living-room, à l’étage, se déploie face à un empilement de formes géométriques simples, comme les jeux de cube de notre enfance ou un assemblage de malles de rangement dans la soute d’un avion. L’espace extérieur, véritable pièce de la maison à la belle saison prend appui sur la verrière de la cuisine, protégé par un mur végétal et translucide. Entre, les espaces résiduels sont devenus les chambres, le dressing, les espaces de rangement et la salle de bain.
Mademoiselle est fonctionnelle, nécessité de part sa petite taille, mais développe un imaginaire à la fois fort et doux, empreint de modernité.

Une pièce, un objet dont tu es particulièrement fier? (Ou anecdote amusante sur un objet/mobilier que vous possédez)

J’aime beaucoup les objets que nous avons choisis et qui nous entourent au quotidien, mais je ne vais pas avoir d’attachement particulier à l’un ou à l’autre. Je vais par contre donner beaucoup d’importance à mes carnets de dessins ou aux vieux Fabuland transmis à notre fille Apolline !
Il y a aussi la rare sérigraphie de Floc’h intitulé « La remise en question », qui apparaît comme carton dans les films Smoking / No Smoking d’Alain Resnais et que nous aimons tout particulièrement.
Si je devais néanmoins choisir un objet, c’est la table basse que j’ai dessinée : Mobile Home invasion, une table qui est aussi une réflexion sur la contamination de nos paysages par des milliers de pavillons crépis. Onze maisons reposent sur des skate-trucks et un plateau de verre s’appuie sur leurs faitages. Mais la douzième maison, orange fluo, est plus amicale. Elle s’écarte de cette invasion pour montrer une autre possibilité. Notre urbanisme contemporain n’est pas une fatalité !

Qu’est ce qui t’inspire? (Une époque, un désigner, un courant d’architecture, film, réalisateur etc?)

On va dire que je suis postmoderne(!), donc je n’ai pas vraiment de préférence pour un mouvement en particulier… Les plates-formes pétrolières qui se construisaient dans le port de Stavanger et leur départ dans les fjords vers la mer du nord m’ont laissé des images futuristes et poétiques. D’ou mon goût immodéré pour l’architecture du Centre Pompidou !
Le cinéma, bien entendu, la beauté amoureuse, simple et complexe des films de Rohmer, la créativité du cinéma d’Alain Resnais, les rêves de David Lynch, l’enfance en général, l’amour que l’on construit chaque jour un peu plus dans notre couple, et la défense de certaines idées, une lutte pour essayer d’avancer le mieux possible dans notre monde contemporain.
Enfin une certaine forme d’humour, un décalage que j’essaye d’insuffler par les idées dans mon architecture, car après tout, rien de tout cela ne doit être pris avec sérieux, n’est ce pas ?

Des projets à venir?

Au printemps, je vais livrer Moby Dick, un nouveau pôle nautique près de la base sous-marine de Bordeaux qui va avaler quantité de bateaux. Ailleurs, plusieurs constructions toujours très cinématographiques : Effet de serre, Trois fois plus, Ligne claire, Split Screen ou Caligari.
Et bien entendu ma fille Apolline, mon plus beau projet !